p a r i s_______l i g n e s

Textes


 

Immobile 

par Anne Luthaud

 

 

Immobile. Je ne peux plus bouger. C’est ce que m’a dit le SDF installé en bas de chez moi.
Vous avez mal aux jambes, mal aux pieds, vous êtes blessé ? Vous souffrez ?
Et avant, vous marchiez ? Vous aimiez marcher ? Un peu m’a répondu le SDF installé en bas
de chez moi, un peu. Et moi j’ai pensé oui. Oui j’ai aimé traverser Paris, la nuit plutôt. L’été
sûrement. Marcher si longtemps qu’il me fallait finalement enlever mes chaussures et
poursuivre nu pieds, le goudron chaud de la journée sous la plante des pieds. La peau à même
le sol de la ville. Palper ainsi la matière de la ville. Les pieds si noirs à l’arrivée
qu’impossibles à nettoyer, même en frottant fort, impossible de retrouver la peau sous la
couche noire de la crasse des rues. Talons durcis. Orteils souples. Plante des pieds marquée
aux déambulations.


Si je pouvais me lever m’a dit le SDF installé en bas de chez moi, j’irai jusqu’au bord de
l’eau. Je marcherai jusqu’au bord de l’eau. Histoire de voir quelque chose, voir à quoi je
ressemble. Voir si je me ressemble ou si j’ai l’air comme les autres. Les autres, qui ? j’ai
demandé au SDF installé en bas de chez moi. Les autres comme moi, les autres dans la rue
m’a répondu le SDF installé en bas de chez moi. Mais j’ai mal, trop mal pour bouger, trop mal
pour aller jusqu’au bord de l’eau a dit le SDF installé en bas de chez moi, vous avez vu mes
jambes ? Bloquées, mes jambes, enflées. Et mes pieds, dit le SDF installé en bas de chez
moi, rongés, troués, mes pieds. Ses pieds étaient invisibles, enveloppés de sacs plastiques
retenus par des ficelles. Et moi je pensais aux chaussures qui entravent la marche, chaussures
qui blessent les pieds, empêchent d’avancer. Aux chaussures qui arrachent au plaisir de tracer
dans les rues, interdisent la progression. Je pensais à la nécessité de bonnes chaussures, on dit
adaptées, des chaussures confortables, des chaussures à son pied. Et je regardais les pieds du
SDF installé en bas de chez moi enveloppés de sacs plastiques retenus par des ficelles. Ça
devait puer dessous.
Puer, je m’en souviens. Un SDF qui traversait la rame de métro pieds encroûtés, escarres,
sales, l’odeur qui le précédait et le suivait, et nous, habitants provisoires du métro qui
retenions notre respiration sur son passage, enfouissant nos narines dans nos vêtements
propres et lessivés. Ça puait, oui, et on aurait préféré être ailleurs, changer de rame.
Si je pouvais me lever m’a dit le SDF installé en bas de chez moi. Et moi j’ai pensé marcher à
deux aussi, dans la ville, je m’en souviens. Tenter de regarder par l’autre. Inventer une focale
commune, un point de vue unique. Fatiguer nos pas en traces inutiles et amoureuses.
Chalouper ensemble. S’entendre sur le parcours, hanche contre hanche avancer. Ne rien voir
de la ville ou alors, si, oui, être dans les détails. S’accrocher à une pierre, un reflet, un axe,
des mouvements de corps. Et revenir au visage proche, ses traits décalqués sur les murs que
l’on suit.

 

Si je pouvais me lever m’a dit le SDF installé en bas de chez moi, j’irai au square. J’aime le
square. J’y jouais aux dames avec des bouchons de plastique, moi les blancs, lui les bleus.
Moi, toujours les blancs. Et moi, toujours, gagnant. Mais vous avez vu mes pieds ? C’est
parce que j’ai perdu mes baskets. Des Nikes, des belles Nikes vertes. Perdues. Mais comment
perdues ? j’ai demandé au SDF installé en bas de chez moi. Oh, il y a longtemps maintenant,
si longtemps maintenant, je ne sais pas quand, aucun souvenir, aucun souvenir de toutes
façons, rien de rien. Et quand vous marchiez dans la ville ? J’ai demandé au SDF installé en
bas de chez moi, quand vous pouviez encore marcher dans la ville ? Et je pensais aux
marches captives que je m’inventais seule décidant de ne retenir de ceux que je croisais qu’un
point, un seul, le lobe d’une oreille ou la pliure d’un coude, l’attache d’une cheville ou le tracé
d’une omoplate. Le plaisir que j’avais à saisir ces images fulgurantes pour les rendre
pérennes. Je n’allais alors nulle part, et je savais bien où. Seulement là où l’envie me poussait
à l’instant où je m’y trouvais.

 

Épuiser la ville me disais-je en écoutant à moitié le SDF installé en bas de chez moi qui en
était revenu à ses Nikes. Épuiser la ville comme si une translation pouvait se faire de mon
corps aux rues. Les flux traverser mes jambes. Épuiser la ville. S’épuiser. M’y épuiser.

 

Maintenant moi aussi immobile j’ai dit au SDF installé en bas de chez moi. Si je pouvais
bouger. Tu as mal aux jambes ? m’a demandé le SDF installé en bas de chez moi, tu as mal
aux pieds ? Non, c’est pas ça, c’est pas ça, mais depuis un certain temps maintenant,
immobile. Et rien à faire pour que ça bouge là-dedans. Alors t’as perdu tes Nikes m’a
demandé le SDF installé en bas de chez moi, c’est ça, t’as perdu tes Nikes ? T’as perdu tes
Nikes et tu te souviens plus où ? C’est ça le pire, hein, ne plus se souvenir où on a perdu ses
Nikes ? Et subitement j’ai pensé à la nuit au bord de l’eau, quand j’allais courir sur les quais
du port fluvial, quand j’allais là me bouger le corps, Nikes aux pieds, et le tour du bassin sous

les lampadaires, reflets dans l’eau, péniches postées, amarrées, fixes. Et le corps vidé peu à
peu, calmé, la tête aussi vidée, détendue, l’intérieur de la tête libre, et Nikes aux pieds. Non,
j’ai pas perdu mes Nikes j’ai dit au SDF installé en bas de chez moi, j’ai pas perdu mes Nikes,
elles doivent être au fond du placard. Ben alors il est où le problème ? m’a dit le SDF installé
en bas de chez moi, il est où le problème ? Tu mets tes Nikes et t’y vas.

 

Tandis que moi, a dit le SDF installé en bas de chez moi, plus de Nikes et plus rien. Plus rien
du tout mais ça va. Ça repose. Ça laisse tranquille. Le problème, c’est pour bouger. Si
seulement je pouvais me lever, surtout ça, me lever. Parce que là, ici, je fais tout. Tout au
même endroit, dormir, manger, dormir, boire, dormir, et même mes besoins ici. Tout là, ici,
au même endroit. Parce que moi, avant, a dit le SDF installé en bas de chez moi, avant
j’aimais bien bouger. Je sillonnais la ville. Toujours dehors me disait ma femme, toujours
dehors et qui s’occupe de notre intérieur ? Je traçais si tu vois ce que je veux dire a dit le SDF
installé en bas de chez moi, je traçais, jamais les mêmes trajets, toujours à explorer, ça c’était
moi avant. Avant quoi ? J’ai demandé au SDF installé en bas de chez moi, avant quoi ? Avant
rien, avant rien, plus rien, tu comprends pas ? Tu comprends pas ça, toi, plus rien ? Allez vasy,
laisse moi tranquille, casse-toi, a hurlé le SDF installé en bas de chez moi, fous le camp !

Et tout-à-coup j’ai eu peur. Peur que le SDF installé en bas de chez moi bouge. Qu’il se lève
et s’approche de moi. Ça pourrait faire mal. Je pourrais avoir mal si le SDF installé en bas de
chez moi se mettait à bouger.

 

Je suis partie. Je suis montée chez moi et j’ai cherché mes Nikes au fond du placard. Elles
étaient là. Je les ai enfilées, elles m’allaient encore.

 

 

juin 2011

 

 

Ce texte a été écrit et lu par Anne Luthaud pour la soirée Paris Lignes, le samedi 18 juin 2011.

 

 

 

 

 

 

 

Les mots

Par Nicolas Droin

 

Autour des mots d’Anne Luthaud

 

 

 

« Ainsi, quoi qu’il soit impossible d’imaginer un livre sur la peinture qui n’aborderait nulle part le moyen d’expression qu’utilise le peintre, un livre peut traiter de la fiction sans dire plus d’une phrase ou deux sur l’outil dont se sert le romancier.

Il ne parle pas des mots. »

Virginia Woolf, L’Ecrivain et la vie.

 

 

Les mots. Les mots d’Anne Luthaud. Des titres : garder, blanc, les clés, la grand-mère, la haine. Puis des couleurs : le bleu, le nom du rouge, la couleur des pièces de Comme un mensonge qui devient le nom de femmes : Bleue, Verte, Grise.

 

Des mots qu’on invente et qu’on jette, comme les dés, depuis la pièce blanche.

Des regards qui créent le réel et des mots qui inventent des vies.

 

Et puis des hommes, des chiens, les noms des chiens, des rues, des villes, les noms des villes.

 

Des parcours et des bifurcations dans ces villes, par les mots, les couleurs et les lieux.

 

 

La ville, dans son mouvement/immobile,                                              

où, avec Beckett,  « vivre est errer seul vivant au fond d’un instant sans bornes,                                   

où la lumière ne varie pas et où les épaves se ressemblent »

 

 

Trouver les mots, chercher les mots,                                                                            

les mots des autres, ses mots à soi :

 

« Elle dit »

 

« Il dit »

 

 

Jouer/combiner/monter

Les mots, les couleurs, les lieux

 

Les corps aussi, dans les lieux, dans les couleurs, dans les mots.

Lieux/couleurs et pièces/corps, intime et extime,

 

des chambres comme des mondes,

une maison labyrinthe.

 

 

Ecriture du labyrinthe et labyrinthe des mots :

Celui d’Ariane,

Celui d’Ire,

Celui du livre.

 

 

Des mots qui créent des lieux et des lieux qui créent des mots :

 

On dit « entrer dans un lieu », dit-on « entrer dans les mots » ?

 

Ou entre les mots et les lieux, le dedans et le dehors,

 

Entrer/entre

 

 

 

Juin 2011

Ce texte a été écrit et lu pour la soirée ParisLignes du 18 juin 2011.

 

 

 

 

 

 

 

 


22/06/2011
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